Carnet n°2

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Marie abandonnée

Un déchet ?
Objet abandonné

 

La figurine fait la planche sur la mare. Elle se cogne, arythmique, sur le petit rivage terreux et pentu. Selon le ressac qu’orchestre le vent, tantôt elle s’y heurte et se souille, tantôt elle regagne l’onde et se lave. Ses yeux, peints en noir et cerclés de lunettes rouges fixent le ciel. L’infructueux lessivage durera-t-il tout l’hiver ?

Ses couleurs et son sourire ne sont en rien altérés. À la joyeuse épave s’agrègent de modestes débris végétaux, feuilles, brindilles, mousse. Parfois, l’ensemble dérive. Il emprunte des chemins qui ne mènent nulle part. Sur sa partie exondée, le personnage de plastique arbore un chapeau. Celui-ci se veut de paille et coiffe un semblant de chevelure châtain bouclée. Il s’agit de Marie, ou plutôt de l’un de ses milliers de clones. Le Little People de Fischer Price vagabonde à mille lieues du rayon jouets 1er âge. Marie, le produit, est consommé. Sa relation avec ses jeunes propriétaires a perdu sens et cohérence. Mes enfants ont grandi, voilà Marie abandonnée.

Sa désaffiliation ne s’est pas encore soldée par un acte de rejet revendiqué. Tombée en déshérence, elle flâne dans les limbes de notre univers familial. Sa déambulation se soldera peut-être par une vente sur le marché de l’occasion, un don à un autre enfant ou, si elle en était jugée indigne, par son dépôt dans l’espace tout-venant d’une déchetterie. Selon toute vraisemblance, notre benjamine s’y opposera, farouchement animée par une fascination et un attachement aux restes, par la sensation d’intégrité qu’ils lui procurent. Auprès de nous et au cœur des jeux inventés par les enfants, Marie s’est comme chargée d’humanité et porte, innocemment, un peu de nos souvenirs.
L’hypnotique chorégraphie de Marie, son air bonhomme, sa mine réjouie, me renvoient à Daniel Simon, un ami et à l’une de ses déferlantes interrogatives :
Qui décide que c’est un déchet ? Et c’est ma hantise, je ne veux pas dire presque toutes les nuits, mais c’est vraiment mon… Je vis avec ça quoi. Qui décide par rapport à cet abus de produits qui est balancé, par rapport à… Qui peut décider que c’est un déchet ?
Dans son indignation, j’entends et acquiesce à une idée : on ne jette pas parce que c’est un déchet, mais c’est un déchet parce que l’on jette (Frias, 2000). Je comprends moins l’intolérante obsession que cela lui inspire. Cette véhémence ne cacherait-elle pas une souffrance, un abandon ? Vivre l’exclusion d’une quelconque manière, se savoir ou se croire rejeté, ne seraient-ils pas les ferments de sa douloureuse circonspection ?

Dans l’eau, Marie semble sereine et tranquille… Là où elle ne peut rien dire, ni penser, Daniel s’insurge et dénonce l’affirmation vaniteuse de déchéance posée sur les êtres et les choses. Jeter n’est jamais qu’un mauvais procès, une culpabilité qui s’ignore, un jugement rapide aux conséquences avec lesquelles il se doit de composer. Je ne vois rien d’anodin au fait que Daniel organise son existence autour de la récupération d’objets. Transformant le déchet en potentialités, il fait la preuve qu’il n’est pas que ce que l’on croit. C’est un état initial évocateur de sa condition précaire et de l’indifférence ordinaire à partir duquel il fabrique du sens. Le déchet est une matière première lui permettant de vivre matériellement mais aussi de penser, de se penser et de s’émouvoir.Marie-dans-la-bibliothèque

Marie ne flotte plus. La regarder ainsi faire semblant de se noyer a fini par me déranger. Je me suis donc employée à la repêcher. Désormais, ses lunettes et son foulard rouge égayent discrètement mon bureau. Installée sur une étagère, à son tour, elle me surplombe. La suite, je l’ignore autant qu’elle.

Fanny PACREAU    

 

Pour approfondir :
Debary, Octave et Gabel, Philippe, Vide-greniers, Créaphis éditions, 2011.
Frias, Anibal, La symbolique des déchets. L’impur, le sauvage, la mort in Heritier Françoise et Xanthakou Margarita, Corps et affects, Paris, Odile Jacob, 2004.
La deuxième vie des objets

3 réponses

  1. Patrick Mignon
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    Encore Bravo Fanny pour ce merveilleux petit texte. Je suis fan !

  2. bonnin anne
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    Ces petits carnets ont un goût de trop peu…vivement le prochain!!!! Bravo

  3. stefanow christiane
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    j’ai adoré votre prose,réaliste,empreinte de poésie,un brin nostalgique,bien ancré dans notre société de consommation.merci.
    Moi aussi ,j’attends le 3em……

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