Carnet n°4

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Cimetière

grille cimetièreSans être verrouillée, simplement fermée, la grille du cimetière me semble toujours difficile à ouvrir, comme si, derrière elle, le poids des morts opposait une résistance. Lorsqu’elle est, ne serait-ce qu’entrebâillée, l’impression est différente. Le monde des vivants et celui des défunts semblent se diluer l’un dans l’autre, rendant le seuil moins abrupt. C’est le cas aujourd’hui. J’arpente d’un pas plus léger le chemin qui conduit à mon mort.

J’aperçois deux fossoyeurs à genoux. Ils prennent des mesures. Leurs échines s’arc-boutent au-dessus d’une petite béance sombre et inquiétante. Je les salue. Ils me renvoient mon bonjour. En attente sur l’allée gît une pierre tombale. Elle me barre la route. Un fantasme surgi de nulle part m’y fait trébucher. Je m’imagine tomber au fond du trou. Je reste allongée dans cette cavité qui n’est pas encore tombeau. Les silhouettes des deux hommes disparaissent. Je ne vois qu’un ciel cotonneux, un peu sale, rayé par la ramure bleu-vert du cyprès. Le silence des disparus m’offre un paravent. Envers de l’ordinaire, il me projette bien loin du quotidien. J’y renoue avec une sagesse enfantine, un peu naïve et triste. Comme une lame de fond, cette introspection soulève désolation et allégresse pour ensuite se répandre en une confondante placidité. C’est la force, peut-être, des lieux de recueillement. Je m’envisage ainsi au fond de la fosse, devine ses parois humides et froides. Mon regard contraint vers l’extérieur se raccroche à l’idée d’un azur limpide, caché juste là, derrière les nuages opaques qui se marbrent de veines anthracite. L’instant sacré se déchire dans un bref moment de doute : le lieu s’apparente à une décharge à ciel ouvert et les cadavres ne sont pas moins des déchets que l’on enterre (Laporte, 2003 : 72).

CyprèsLe bruissement du centre-ville enveloppe le vieux cimetière. Un peu plus loin, presque à la périphérie, a été édifié un nouveau site d’inhumation. Comme les déchets, les cadavres s’exilent aux confins de l’urbain. Quelle obscénité commune révèlent-ils qu’il faille porter hors de la vue des vivants ? À la relégation du cimetière s’ajoute parfois son intégration paysagère. Au cimetière paysager, la luxuriance végétale tend à effacer la nécropole minérale. Dans la palette d’essences disparaît le traditionnel cyprès. L’allégorie de la mort est priée de se chuchoter. Elle se mêle désormais aux chants d’oiseaux, aux vols de papillons ou aux bourdonnements des abeilles qu’invitent des espèces fleuries et fruitières. La mort doit partager le lieu avec la vie naturelle. L’espace n’est plus seulement dédié au recueillement. Il l’est aussi à la promenade. Idéal du cimetière, la végétalisation matérialise l’accroissement des préoccupations environnementales. Comme le lieu de déchets, celui de mort s’est chargé de peurs nouvelles. On sait maintenant mesurer l’empreinte écologique des tombes, des cercueils ou des cadavres en décomposition. Six pieds sous terre, des corps sont embaumés à grand renfort de produits toxiques quand d’autres présentent des risques sanitaires susceptibles de contaminer nappes phréatiques et cours d’eau. Maintenant, il convient d’éradiquer le traitement herbicide des allées. Pour manger paisiblement les pissenlits par la racine, le champ du repos doit s’acheminer vers sa métamorphose.

Je sors de ma torpeur et trouve un autre passage dans le dédale des tombes jusqu’à celle d’Helmut Warzecha. L’absence de pierre tombale signe l’aveu d’une humble condition. Elle est tapissée d’un lit de cailloux gris-bleu et blancs sur lequel sont posées quatre plaques funéraires. L’une d’elle est personnalisée avec un exemplaire de la mention réalisée en série à mon ami. Sur les tombes alentour, où reposent pour moi de parfaits inconnus, je ne lis que des litanies sans singularité, creuses et monotones. Ici, les épitaphes et ornements me suggèrent immédiatement l’identité de leurs commanditaires et suscitent mon émotion. En dehors du numéro de la concession, 1/582, discrètement imprimé à l’arrière, seule la plus grande plaque, réalisée à l’initiative de la ville, permet d’identifier le défunt. Il y est gravé :

Helmut Warzecha
1926-2006
Créateur de la collection du musée avifaune

 

Helmut est mort en 2007. L’erreur semble incroyable, peut-être parce qu’elle est gravée dans le marbre. Un poinçon n’omet pas de préciser que les lettres sont réalisées à la feuille d’or 20 carats. J’y puise une forme de consolation, après tout c’est une éblouissante coquille ! Je l’ai signalée à la mairie, en vain semble-t-il. Helmut était un marginal, un sans famille et malgré le legs à la ville de son importante collection d’oiseaux naturalisés, il m’arrive de lire dans cette inaction une morne indifférence. Je réprime facilement ma petite rancœur. Lui-même était assez négligent quant à l’étiquetage de ses naturalisations, l’essentiel étant pour lui ailleurs. Son regret véritable aura été de ne pas aller au bout de son projet de diorama, de ne pas finir comme ses oiseaux, parmi eux, un Helmut empaillé dans un univers mis en scène, bucolique. Indigne de considération, irrecevable, sa volonté s’apparente davantage à une lubie, une excentricité. Dans les cryptes et les sarcophages, nous acceptons les momies dans la mesure où elles sont d’un autre temps, d’un autre lieu et, pour éviter toute tentation, nous les entourons de sombres malédictions. Le cadavre comme le déchet n’a, en définitive, pas d’autre destinée que d’être enfoui ou incinéré.

Ma visite terminée, je me dirige vers la sortie. Une joute se livre entre les plaques funéraires invoquant l’éternel souvenir et les cartels placés par la Mairie, constatant l’oubli :

Cette concession en état d’abandon fait l’objet d’une procédure de reprise. Veuillez-vous adresser à la Mairie – service cimetière.

Morts et déchets consomment l’espace urbain ce qui constitue un frein au développement des cimetières paysagers, plus voraces d’espace que les cimetières traditionnels. La crémation progresse face aux coûts croissants des concessions. Celles-ci ne se font plus que rarement à perpétuité. On optimise leur turn-over. Même au cimetière, on n’a donc pas fini de mourir. Les failles ouvertes par l’oubli sont plus abyssales que le creux d’une urne funéraire ou le vide d’un caveau.

Défense de déposer des ordures

J’arrive près de la grille du cimetière. Sur l’enceinte, je remarque un panneau auquel je n’avais jusqu’à présent pas prêté attention et qui semble répondre, laconique, à ma tentation de mêler et cadavres et déchets, à l’ambiguïté du lieu. Des caractères blancs sur fond bleu indiquent :

Défense de déposer des ordures

 

Fanny PACREAU

 

 

Pour approfondir :

Bloch, Maurice, Peut-on généraliser à propos de la manière dont on se débarrasse des morts ? Le funéraire. Mémoires, protocoles, monuments. 11ème colloque annuel de la MAE.
Laporte, Dominique, Histoire de la merde, Paris, Bourgois, 2003.
Thomas, Louis-Vincent, Mélanges thanatiques, Paris, L’Harmattan, 1998.
Ariés, Philippe, L’homme devant la mort, Paris, le Seuil, 1977.
Benjamin, Walter, Charles Baudelaire, Paris, Payot et rivages, 2002.

Une réponse

  1. Marie Cap
    | Répondre

    Et bien, il semble que nous sommes exactement sur la même longueur d’onde… Merci Fanny

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